Le jeu vidéo à la française séduit les passionnés du genre à travers le monde depuis plusieurs décennies déjà. Mais entre des coûts de production en hausse, une concurrence internationale féroce et des difficultés de financement, les studios hexagonaux n’échappent pas à la crise frappant tout le secteur.
Plus de 24 000 licenciements entre 2023 et 2024, aussi bien dans les grands studios que chez les petits indépendants du monde entier. Et toujours un rythme effréné de production, avec la sortie de plus d’un millier de jeux chaque année depuis la crise Covid. Une équation bien difficile à résoudre pour la filière, mais un défi que relève, non sans difficulté, l’industrie française du jeu vidéo. Un secteur qui profite de son positionnement unique sur le marché, mais qui a aussi réussi à se réorganiser pour mieux affronter la crise.
Car si lorsqu’on parle de French touch, on pense à la gastronomie, la mode ou encore la musique, ce terme s’applique également au jeu vidéo. Cette production à la française s’illustre par un habile mélange entre créativité, narration originale et immersive, mais aussi graphismes soignés à l’extrême. Comme le souligne Cyrille Imbert, patron du studio Dotemu et président de Capital Games, une association regroupant des professionnels du jeu vidéo d’Ile-de-France, «les créateurs français proposent de part leurs œuvres des visions différentes, des approches différentes sur des sujets différents, que ce soit d’un point de vue artistique, mais aussi narratif». Même son de cloche du côté de Romain de Waubert de Genlis, CEO et cofondateur d’Amplitude studios, qui constate que la France produit «des jeux qui sont très beaux, qui sont connus pour ça. A un moment, rappelle-t-il néanmoins, c'était presque un défaut parce qu’on nous disait qu’on faisait de beaux jeux, mais que ce n’était pas réellement des jeux [...] Aujourd’hui, on fait des jeux qui sont d’excellents jeux».
Les productions françaises possèdent également des atouts de poids : une forte culture de l’image et de l'illustration, mais aussi des écoles de renom à l’international, que ce soit en informatique, en infographie, en programmation ou même dans le domaine du jeu vidéo à proprement parler. Des établissements comme Rubika, l’Enjmin ou encore l’Isart permettent en effet de faire éclore les talents de demain. En somme, la France offre tout un «écosystème qui permet de faire émerger des productions qui peuvent rencontrer un succès mondial», observe Jean-Maxime Moris, le directeur créatif d’Amplitude studios.
Une industrie sous assistance ?
Pour maintenir leur compétitivité en cette période difficile, nombre de studios français peuvent compter sur des aides publiques, comme le fameux crédit d’impôt jeu vidéo (CIJV). Mis en place en 2007, il offre une réduction de 30% sur les dépenses liées à la création d’un jeu, dans une limite de 6 millions d’euros par projet. En 2023, ce dispositif représentait à lui seul 14% du financement total des entreprises du secteur. Dans le détail, 54 entreprises ont alors bénéficié du Crédit d'Impôt Jeux Vidéo (CIJV), contre 17 en 2016, soit un triplement en sept ans, selon les données de l’Agence Française pour le Jeu Vidéo (AFJV). A ce dispositif s'ajoutent des aides régionales, mais aussi une aide au financement de la part du Centre national du cinéma (CNC) avec le fonds d’aide au jeu vidéo, bien que ce dernier concerne principalement les indépendants. Enfin, les studios peuvent bénéficier d’aides non spécifiques au secteur, comme le crédit d’impôt recherche (CIR). Les aides publiques représentent donc une part essentielle, environ le tiers, du budget des studios de développement. A en croire Cyrille Imbert, le crédit d’impôt jeu vidéo est «une des choses qui va vraiment aider les studios à passer le cap ou à financer leurs projets. […] C’est un dispositif absolument indispensable pour la création française grâce auquel on a évité une grande partie de la crise du jeu vidéo par rapport à d’autres pays où il y a eu beaucoup de licenciements».
Un problème demeure cependant : l’accès aux aides venant du privé. Des acteurs comme Arte France soutiennent de nombreux studios indépendants en misant sur des projets narratifs et artistiques forts, mais il n’existe encore que trop peu d’entités à suivre le mouvement. «On s’aperçoit qu’on a quand même cette difficulté - peut-être plus en France que dans d’autres pays - à accéder au financement privé pour les entreprises de jeux vidéo», déplore ainsi Vanessa Kaplan, déléguée générale du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV). Selon elle, «on a toujours du mal, malgré des initiatives, à faciliter l’accès des studios de jeux vidéo à ce type de financement».
Un équilibre nouveau entre studios et éditeurs
L’essor des plateformes numériques comme Steam et l’explosion de studios indépendants dans les années 2015 ont également bouleversé les rapports de force de la filière. Les éditeurs, autrefois largement dominants, ont dû revoir leur stratégie avec d’importantes concessions, souvent financières, et certains n’y ont pas survécu. Mais la crise qui touche le secteur depuis 2024 a permis aux studios et aux éditeurs de repartir sur de nouvelles bases, avec un nouvel équilibre que certains professionnels jugent plus sain. Les studios cherchent désormais une stabilité financière plus solide, là où les éditeurs vont miser sur des projets originaux et innovants.
Fini l’opposition, place à la collaboration dans une logique de synergie où chacun tente de tirer son épingle du jeu. Romain de Waubert de Genlis se rappelle en effet, à ses débuts dans le jeu vidéo il y a une quinzaine d’années, que «l’éditeur était le seul qui avait accès aux magasins. Il fallait donc séduire un de ces éditeurs qui allait choisir des jeux et les financer entièrement. On était alors extrêmement dépendant d’eux et si un éditeur se disait tout d’un coup “non, eux finalement, je ne les aime plus”, en général, on était mort. Aujourd’hui, maintenant que tout le monde a du mal, on va chercher des situations gagnant-gagnant».
Ubisoft, la locomotive du secteur
Si Ubisoft et ses franchises internationales comme Assassin’s creed assurent une forte visibilité pour l’industrie française, ce sont bien souvent les petits studios qui prennent des risques et innovent le plus. En expérimentant de nouveaux formats, de nouvelles esthétiques ou de nouvelles mécaniques, ils contribuent à renouveler l’offre et à séduire un public en quête de fraîcheur. Des titres comme Endless ou Humankind illustrent cette tendance, parfois soutenue par des éditeurs internationaux en quête d’originalité. Leur modèle économique reste toutefois fragile, souvent tributaire des aides publiques, des ventes sur les plateformes numériques, ou de campagnes de financement participatif. Malgré les nombreux défis qui l’attendent, l’industrie française du jeu vidéo continue d’impressionner par sa résilience et sa capacité à se réinventer. Portée par des talents aussi divers qu'ambitieux, elle témoigne d’un savoir-faire unique qui s’exporte avec succès.
Source : capital.fr
